Sonnets

LE RETOUR D’UN BIFFIN

Sur le quai déserté par les derniers marins,
Une vapeur épaisse envahissait les âmes,
Un mélange d’opium et du parfum des dames
Battant le pavé nu devant les tabarins.

L’eau noire clapotait aux sons des camarins
D’un albatros immense entre les frêles prames ;
La Lune jetait l’or sur un vieux brise-lames
De métal et de rouille incrustés de garins.

L’homme restait encor attendant quelque chose
Pour fuir l’ennui sans fin de cette nuit sans bruit :
Un corps contre lequel un autre corps s’instruit,
Se dévoile à lui-même – un temps, s’apothéose -,
S’use jusqu’à la corde et s’abandonne enfin
À cesser d’espérer le retour d’un biffin.


Paréidolie


Sonnet irrationnel*

Il regardait voler quelques coquecigrues,
Les yeux rivés au sol, comme un enfant des rues
Lisant dans une flaque un récit de forbans.

La paréidolie abuse bien des hommes.

De l’écolier rêveur au vieillard sur un banc
Perdus dans l’horizon dessiné de la nue,
Chacun, un temps, s’abîme au bout de l’avenue,
Où l’aulne sous le vent sourit en se courbant.

La paréidolie amuse bien des hommes.

Cette foule nombreuse apparaît d’en haut comme
La vague furieuse émergeant des faubourgs
D’une langue de mer envahissant le cours
Si vide encore hier lorsque l’ombre d’un lome
Évoquait d’une croix le signe d’une somme.

*(dont les strophes sont 3-1-4-1-5 comme les premières décimales du nombre pi)


DURANT CETTE SECONDE

Durant cette seconde où tout s’est arrêté
Tes yeux se sont noyés dans l’horizon grisâtre
Qui planait au-dessus de l’usine de plâtre
Dont l’ombre à la fenêtre adoucissait l’été
Tes yeux se sont noyés de larmes de bonté
Embrassant l’univers de ce triste théâtre
Donné sur son visage au pauvre teint d’albâtre
Durant cette seconde ou cette éternité
Tes yeux se sont noyés pour ne plus rien entendre Des mots que tu lisais dans ce geste si tendre
Durant cette seconde où tout a basculé
Durant cette seconde où sourd une autre vie
Tes yeux se sont noyés dans l’illusoire envie
De retenir du temps l’acide déroulé.

DURANT UNE MINUTE

Durant une minute, un étrange sabir
Murmuré sans chaleur s’est posé sur sa lèvre.
Ses mots se sont noyés dans ton esprit en fièvre ;
Chacun était l’écho d’un bruit sans avenir.

Ses mots se sont noyés dans ce profond soupir
Durant une minute et cet orémus mièvre
Emplissait l’horizon de froissements de plèvre
Qui semaient en ton cœur une peur sans désir.

L’univers s’est figé durant une minute
Où les sons s’entraînaient dans une folle chute ;
Pour dire l’insensé, les mots se sont noyés.

Les mots se sont noyés dans leur propre mélasse
Durant une minute où la parole passe
Comme un silence hurleur dans ses maux déployés.

DURANT UNE LONGUE HEURE

Durant une longue heure, après cette minute
Où dire l’indicible a brouillé l’horizon,
Ton esprit fut noyé dans sa triste oraison
Suivant une seconde enterrant toute lutte.

Ton esprit fut noyé dans cette crise brute
Dont l’orage frappait les murs de ta maison,
Durant une longue heure, et formait la prison
Qui te tenait figé, les instincts en dispute.

Ton esprit fut noyé, creusé dans ton fauteuil,
Durant une longue heure où la vie est en deuil
D’un passé qui s’éteint ; que plus rien ne demeure.

Comme paralysé, ton esprit fut noyé
Dans cette incertitude et ton cœur fut broyé,
Seul, recroquevillé, durant une longue heure.

DURANT TOUTE UNE NUIT

Durant toute une nuit, l’avenir fut noyé
De doutes et de foi. La cruelle insomnie
Te berça sans douceur, – mutique acrimonie -,
Et tu fis les cent pas sur ton triste oreiller.

Parfois un demi-rêve échouait à rayer,
De ton esprit en proie à cette apophénie,
Durant toute une nuit, la tempête infinie.
L’avenir fut noyé d’un silence crié.

Le bourreau de l’horloge égrenait une à une
Tes vaines illusions sous l’éternelle Lune.
L’avenir fut noyé durant toute une nuit.

Durant toute une nuit à l’aiguille assassine,
L’avenir fut noyé. Quand l’horizon s’enfuit
Dans l’ombre de la peur, qui donc le redessine ?